Une colère qui vient de loin
Comment voulez-vous que ce système tienne?
Quand vous travaillez 70 heures par semaine pour toucher 400 ou 500 euros par mois, quand votre production est confrontée à une concurrence déloyale et quand d’autres acteurs de la filière augmentent leurs marges sur votre dos, que faites-vous?
Vous finissez par abandonner. Par vous suicider parfois. Ou par vous révolter.
La colère des agriculteurs vient de loin. De très loin. Et les mesures annoncées par le Premier Ministre ne suffiront pas à lui répondre dans la durée. Car le problème est systémique.
La surprise, au fond, n’est pas que cette colère ait fait brutalement irruption au coeur du débat public, la surprise, c’est qu’elle ait pu être si longtemps contenue. On peut et on doit débattre des formes plus ou moins spontanées, plus ou moins acceptables qu’elle prend, critiquer les débouchés que certains acteurs syndicaux ou politiques cherchent à lui donner, mais cela ne doit pas occulter le fond.
Or le fond est éminemment politique: des choix majeurs doivent être faits par la puissance publique – à l’échelle française comme européenne – et ces choix ne sont pas faits.
La première question à laquelle nous devons collectivement répondre est aussi basique que vertigineuse: voulons-nous des paysans dans notre pays? Alors que leur nombre chute sans fin et que près d’un agriculteur sur deux a plus de 50 ans, la question devient pressante.
« Nous voulons des paysans ! » C’est un cri du coeur unanime: tous les leaders, tous les partis le reprennent en boucle sur tous les plateaux. Ils ont raison, mais dans ce cas, il faut changer drastiquement les choses.
En commençant par arrêter avec le libre-échange généralisé. Voter comme les députés européens macronistes en faveur de l’Accord avec la Nouvelle-Zélande pour s’apitoyer ensuite sur le sort des éleveurs français placés face à une concurrence qui ne respecte pas les mêmes obligations qu’eux, c’est prendre les gens pour des imbéciles. Il y a des moments où le « et en même temps » se heurte au principe de non-contradiction.
Aujourd’hui, nous devons soit sacrifier les normes environnementales européennes, soit sacrifier le libre-échange globalisé: imposer à ses propres producteurs des normes et importer des produits de pays qui ne les respectent pas, ce n’est pas sauver notre planète, c’est tuer ses producteurs.
Les paysans sont aujourd’hui coincés entre le marteau des normes et l’enclume du libre-échange comme du dumping social et environnemental. Soit nous laissons les choses en l’état, et alors nous aurons le chaos. Soit nous suivons la droite et nous enlevons le marteau, et alors nous abdiquons face à la catastrophe climatique et environnementale. Soit nous enlevons l’enclume et nous sortons l’agriculture de la globalisation dérégulée. C’est l’exception agriculturelle.
Certains excès normatifs sont évidents et confinent parfois à l’absurdie, mais nous ne pouvons, nous ne devons pas renoncer à la transformation écologique à peine lancée et cette transformation suppose des normes, c’est certain. Il nous faut donc à la fois harmoniser les règles sur notre continent – qui dit marché unique dit règlements uniformes ou sinon distorsion inacceptable de concurrence: cela veut donc dire plus d’Europe et non pas moins ! – et imposer des mesures miroirs à l’entrée sur le marché européen.
Nous portons et continuerons à porter cette idée simple: les frontières européennes ne doivent être ouvertes qu’aux produits agricoles respectant les normes imposées aux producteurs européens. Ce qu’il nous faut assumer, c’est un protectionnisme écologique européen. L’époque où l’on considérait les règles de l’OMC et la charte de Marrakech comme des commandements divins est révolue. Et l’Union européenne doit arrêter d’être le dindon de la farce globale.
Après la question du libre-échange généralisé vient celle du marché lui-même et de la structuration des filières agroalimentaires : voulons-nous laisser le marché « organiser » ces filières ? Aujourd’hui, des producteurs ne parviennent plus à vivre de leur production alors même que le panier des consommateurs est de plus en plus cher. L’industrie de l’agro-alimentaire et la grande distribution se portent bien, pourtant. Leurs marges augmentent, leurs profits aussi. Comment un système qui fait gagner un si petit nombre et perdre un si grand peut-il être considéré comme viable?
Pourquoi vous n’avez pas la même colère dans de nombreuses filières viticoles ou dans celle du Comté par exemple? Parce que ce sont des espaces régulés, qui contrôlent les volumes produits pour éviter que les prix chutent, où les revenus sont stables et décents grâce à un partage plus juste qu’ailleurs de la valeur créée. Parce que la libéralisation généralisée n’a pas eu lieu partout et que – ô surprise! – là où elle n’a pas eu lieu, les choses se passent mieux.
La pure « logique » du marché produit l’illogique et l’insoutenable entre la ferme et l’assiette, un chaos qui fait la richesse des uns et la misère des autres. Il faut donc, face à un déséquilibre structurel, une intervention structurelle de la puissance publique pour rééquilibrer les rapports de forces entre producteurs et distributeurs.
Ce nécessaire rééquilibrage était pourtant l’ambition des des lois Egalim, mais force est de constater qu’il n’a pas eu lieu et que l’Etat doit passer la vitesse supérieure en l’imposant aux distributeurs et à l’agro-industrie.
Jusque là, sur les mesures miroirs ou la régulation du marché, presque tous les agriculteurs seront d’accord avec ce qui est proposé ici. Mais il y a une troisième question qui surgit, aussi fondamentale, mais moins consensuelle: qui voulons-nous, qui devons-nous aider le plus dans le monde agricole?
Cette question est fondée sur un constat que beaucoup de gens évitent soigneusement ces derniers jours : le monde agricole n’est ni uniforme, ni univoque, il est traversé d’inégalités sociales et de conflits d’intérêts. Comme tous les « mondes ».
J’ai observé patiemment les réactions à la révolte paysanne et le moins que l’on puisse dire est que l’hypocrisie règne. Sur la scène politique, comme chez certains représentants de la profession. On fait comme si tous les agriculteurs étaient dans la même situation. Ils font tous face à des normes de plus en plus nombreuses certes, mais ils sont loin d’être tous plongés dans la même misère.
Certains grands exploitants s’en sortent très bien et bénéficient à plein régime des subventions massives de la Politique Agricole Commune (PAC). Peut-on continuer à aider plus ceux qui ont le plus et moins ceux qui ont le moins? Car c’est cela, ce qui se passe : fondée d’abord sur la productivité et surtout la taille des exploitations, la subvention publique européenne accroît les inégalités au lieu de les corriger.
Lors des débats parlementaires sur la PAC, j’ai saisi – grâce notamment à de longues discussions avec mon collègue Eric Andrieu – l’ampleur de la déraison européenne et française : une politique publique utilisant près du tiers du budget communautaire pour contredire dans les faits les objectifs écologiques et sociaux affichés dans les discours.
Pour aider ceux qui en ont besoin et préserver une paysannerie française, il faut subventionner l’emploi plutôt que l’hectare et accompagner financièrement la transition écologique infiniment plus qu’on ne le fait aujourd’hui. L’Europe a fait les mauvais choix, la France plus encore.
Alors que la PAC est largement re-nationalisée, ce qui est en soi un recul à partir du moment où nous avons un Marché Unique, chaque gouvernement fait des choix lourds de sens. Pourquoi la France refuse-t-elle de suivre l’Espagne qui a fixé à 100 000 euros de subventions le plafond d’aide par exploitation? Le plan stratégique national français – chaque pays doit en produire un sur la manière de décliner nationalement la PAC – est l’un des plus conservateurs socialement et écologiquement.
On pourrait même octroyer le César du greenwashing à notre gouvernement : 99% des agriculteurs français sont éligibles à la mesure-phare du verdissement sans changer quoi que ce soit à leurs pratiques. Or quand on aide tout le monde, gros comme petits, tenants du statu quo comme acteurs de la transition, on aide moins ceux qui en ont le plus besoin et ceux qui ont fait le choix de l’évolution. Avant d’accuser – à juste titre en l’occurrence – Bruxelles, n’y a-t-il pas des questions à poser à Paris?
Se pencher sérieusement sur le dossier, sans oeillère idéologique ni compromission avec les lobbies, mène à cette conclusion : dans l’agriculture (et plus encore dans la pêche j’y reviendrai dans un autre texte), nier les inégalités lorsqu’on élabore une politique publique revient à favoriser les grands contre les petits. La conditionalité sociale de la PAC (les patrons agricoles ne respectant pas le droit du travail pour leurs employés perdent tout ou partie de la subvention européenne )imposée par le groupe socialiste et démocrates au Parlement européen n’est qu’une (petite) première étape, nous devons désormais basculer dans un autre modèle.
Cette bascule est d’autant plus vitale que nous sommes face à une rupture historique majeure, dont les agriculteurs sont aujourd’hui les principales victimes matérielles et morales.
Remontons un petit peu le fil du temps, chose rare dans une société de poissons rouges.
Pendant des décennies, les agriculteurs furent les héros du grand récit moderne et productiviste. Au sortir de la Deuxième Guerre Mondiale, on les chargea de mettre fin à la disette en France, en Europe, puis dans le monde. Ils l’ont fait. Et ils en furent fiers, à juste titre.
Mais ce récit commun à toute la société s’est heurté à l’impasse écologique et les héros d’hier sont désormais dépeints par beaucoup comme des pollueurs. Pourquoi? Pour avoir simplement fait – avec méthode et courage – ce que l’Etat et la société dans son ensemble exigeaient d’eux. Comment ne pas entrer en dépression quand vos revenus fondent comme neige au soleil et qu’en plus votre place dans la société est ainsi remise en cause?
Alors que s’esquisse le nouveau récit mobilisateur européen – la transformation écologique – les agriculteurs doivent à nouveau en être les héros. Ils sont à l’avant-garde du changement et il est temps qu’ils soient rémunérés pour cela, financièrement et symboliquement. Voilà le rôle du gouvernement de la cité : fixer un cap clair et organiser les choses en fonction, plutôt que parer à l’urgence quand la colère explose.
Mais ce récit mobilisateur ne verra pas le jour simplement avec des normes et des objectifs chiffrés. Le Pacte Vert européen suscitera des insurrections partout s’il ne devient pas un grand projet d’investissements et d’accompagnement, de planification et de justice sociale.
C’est un enjeu majeur, le plus fondamental sans doute, des prochaines élections européennes. Nous y reviendrons très vite.