Cher François Ruffin
Vous avez une voix singulière. Votre lettre tranche une fois de plus par son ton et sa forme avec les campagnes d’insultes et de calomnies orchestrées sur les réseaux sociaux par vos collègues « insoumis » contre quiconque n’épouse pas les vues de leur chef. Elle offre l’opportunité d’un dialogue franc et ouvert, sans invective ni poussière sous le tapis, et je vous en remercie.
Comme je vous remercie d’avoir restitué fidèlement mon propos de 2018 sur Berlin, New York et la Picardie, un propos tronqué et instrumentalisé par des apparatchiks dont vous reconnaîtrez sans peine la mauvaise foi. J’alertais alors sur le danger que font peser sur notre nation la sécession des élites et la tendance des bourgeois parisiens à se sentir plus proches des bourgeois new-yorkais vivant à des milliers de kilomètres que de leurs concitoyens habitant à moins de deux heures de voiture. Et je faisais de la lutte contre pareille sécession mon horizon politique et intellectuel. Par honnêteté, je m’incluais dans cette classe sociale bien que je n’aie pas suivi sa voie.
C’est une trajectoire que vous pouvez comprendre. Après tout, vous avez commencé par fréquenter la même école privée catholique et bourgeoise qu’Emmanuel Macron à Amiens et vous savez donc bien qu’on peut sortir de soi-même, s’extirper du prêt-à-penser de sa classe sociale. Suivre son propre chemin.
Aussi je m’étonne qu’après avoir restitué le sens d’ « auto-critique de classe » de mon propos de 2018, vous cédiez à nouveau aux raccourcis et aux caricatures pour me peindre en bourgeois « hors sol, déconnecté, sans ancrage », le représentant d’une élite « arrogante et inconsciente » et même un adepte d’une globalisation dérégulée que je combats sans relâche au Parlement européen.
Ce qui me rassure tout de même, c’est qu’il vous faut beaucoup d’approximations pour arriver à un tel tableau sur la base d’une seule interview, et que vous êtes amené à reconnaître que tout ce que vous me prêtez par erreur contraste fortement avec ce que vous aviez lu dans mes livres. Je vous rassure donc, vous m’aviez bien lu. Et je vais de ce pas répondre à vos interpellations.
Vous me reprochez d’abord de ne pas considérer le recours au referendum comme la réponse ultime au sentiment de plus en plus répandu de dépossession démocratique et d’avoir fait l’éloge sans nuance de la démocratie représentative.
Dans un moment de notre Histoire où s’impose un rapport plébiscitaire et charismatique à la politique, un moment où le Leader prétend rencontrer le Peuple sans plus avoir à s’ennuyer d’un parti comme l’illustrent Emmanuel Macron et Jean-Luc Mélenchon, un moment où les corps intermédiaires sont méprisés au sommet de l’Etat et les institutions maltraitées par ceux qui les dirigent, je tiens, oui, à réhabiliter la représentation, les assemblées, les syndicats et les organisations collectives.
La démocratie représentative telle que je l’entends n’a rien à voir avec le régime à bout de souffle que nous avons sous les yeux en France. Un Président élu sans campagne et avec une majorité de second tour faite pour moitié d’adversaires politiques, qui fait passer une loi injuste contre l’avis des syndicats, de l’opinion et sans vote parlementaire, ce n’est évidemment pas la démocratie représentative que je défends. C’en est même l’antithèse.
Comment vous faire comprendre l’idée que j’ai de la représentation ? Le plus simple c’est peut-être de vous relire. Lorsque vous écrivez – « Je sais pour qui je me bats. Mille vies, mille récits, qui m’habitent, me portent, quand, par une nuit triste à Paris, dans une Assemblée quasi-vide, je me demande : « A quoi bon ? » Ce sont des paroles, des prénoms, d’Annie, d’Ahmed, de Jacky, d’Hayat qui me regonflent pour ferrailler sur des alinéas au Palais Bourbon. » – vous ne faites que décrire, par votre autoportrait, ce qui correspond à mon idée d’un représentant rendant présents ses mandataires, leurs douleurs et leurs espoirs, et, à travers eux, les clivages qui traversent notre société.
J’ajoute immédiatement que ce n’est pas exclusif d’une plus forte dose de démocratie directe. Si vous m’aviez cité entièrement, vous auriez précisé que quelques secondes avant l’extrait que vous avez restitué, je disais que j’y étais aussi favorable. Je pense notamment aux RIC délibératifs tels que je les défends dans Lettre à la génération qui va tout changer, en précisant qu’ils doivent être précédés d’une séquence démocratique organisée et informée.
Mais à dire vrai, cette opposition entre referendum et représentation élue ne fait pas le tour de la question démocratique. Ce qui compte plus encore, c’est que les espaces de décision se rapprochent des citoyens et que ceux-ci puissent les investir in persona.
Ce qui m’intéresse, c’est la participation active, continue des citoyens. Je veux qu’on déconcentre et qu’on décentralise, que les habitants puissent prendre part à la direction de leur ville et les salariés à celle de leur entreprise.
Rassurez-vous, ce modèle n’est pas « hors sol », il est même très ancré.
Il est ancré dans l’Histoire d’un socialisme français qui a porté tout au long du XIXème siècle la quête d’une révolution qui ne soit pas la prise totale d’un pouvoir total, mais la division de ce pouvoir et sa remise entre les mains des citoyens et des travailleurs.
Un socialisme pour lequel la Révolution n’a pas lieu quand le pouvoir local passe des mains des seigneurs à celles du Roi ou de celles du Roi à celles de Robespierre, mais quand il redescend jusqu’à la libre administration populaire de la commune.
Il est ancré aussi dans ces villes françaises qui le font vivre aujourd’hui. Je ne sais pas si vous avez déjà été à Kingersheim, près de Mulhouse. Si ce n’est pas le cas, je vous le conseille. Les habitants y participent directement à l’élaboration de tous les grands projets municipaux, exerçant bien plus qu’un droit de vote référendaire occasionnel: le pouvoir de décider, le pouvoir d’agir, le pouvoir de construire. Le pouvoir.
Voilà ce que j’ai essayé de faire, modestement et insuffisamment, pendant mon mandat: faire entrer les citoyens, et d’abord les plus jeunes d’entre eux qui sont aussi les plus en marge des processus politiques classiques, dans les espaces de décision.
Dans nos campagnes pour les Ouïgours déportés, contre les multinationales bénéficiant sur leur chaîne de production de la réduction en esclavage d’un peuple, pour le devoir de vigilance des entreprises et le bannissement des produits du travail forcé, contre Total ou Shein, chacun des centaines de milliers de participants a un rôle, chacun pose un acte.
En interpellant les grandes marques de la fast fashion qui peuplent son armoire par exemple, chacun retourne l’aliénation que le marketing du capitalisme consumériste veut lui imposer pour charger son pouvoir d’achat d’un pouvoir d’influence civique. Ce n’est là que le tout début d’une inversion intéressante des rapports de forces.
Nous sommes d’accord je suppose pour dire que la réduction à l’impuissance du citoyen mine la démocratie. Pour en sortir, il faudra des changements institutionnels. Mais peut-être faudra-t-il aussi une révolution mentale chez certains dirigeants de gauche frappés du syndrome du sauveur.
Après la démocratie, vous m’interpellez sur l’Europe et l’élargissement à l’Ukraine avec un long raisonnement qui pour le coup me pose franchement problème.
Il est incontestable que l’élargissement à l’Ukraine doit s’accompagner de réformes et de changements. Il est évident qu’il suppose une refonte de la Politique Agricole Commune, une refonte que la perspective de l’effondrement climatique et la quête de justice sociale au sein du monde agricole exigeaient bien avant lui d’ailleurs, comme nous le rappelle la colère immense des agriculteurs.
Il est certain aussi qu’il commande des réformes institutionnelles auxquelles je doute néanmoins que vous soyez prêt à la lecture de votre lettre : la fin des décisions à l’unanimité au Conseil et du blocage des décisions collectives par le véto de paradis fiscaux ou de gouvernements autoritaires, c’est-à-dire une avancée dans la construction de l’Europe politique.
Tout cela est vrai et j’entends les inquiétudes, contrairement à ce que laissait entendre mon raccourci audiovisuel sur le RN.
Mais ce qui est vrai surtout, ce que vous n’évoquez pas, c’est que cet élargissement est d’abord une réponse à l’invasion russe, une réponse visant à éviter l’effondrement de l’Ukraine, à affirmer la solidité et la solidarité de l’espace européen. Evoquer cet élargissement comme vous le faîtes en évacuant si vite la guerre qui le rend si important m’interpelle.
Soyons honnêtes, cette guerre en Ukraine, vous la mentionnez, en passant, dans une liste à la Prévert des « calamités » tombées sur les Français.
C’est cela, être « hors sol » en 2024 cher François Ruffin : faire comme si la guerre en Europe n’existait pas ou comptait si peu, c’est avoir si peu de considération pour la principale menace pesant sur la sécurité et la stabilité de notre continent et donc, aussi, de votre région et de votre circonscription. Pourquoi ce silence depuis deux ans sur un conflit qui définit l’avenir de l’Europe?
Vous vous trompez lorsque vous prétendez que je parle au nom du « bien » et des « valeurs européennes ». C’est d’abord le souci très réaliste de notre paix et de notre sécurité qui me guide.
Ayant présidé la commission spéciale du Parlement sur les ingérences étrangères, j’ai disséqué la guerre hybride menée par la Russie contre nos démocraties. Je peux vous dire que ce n’est pas un enjeu « déconnecté » ou une question « morale » lorsque des hackers russes attaquent l’hôpital de Corbeil Essonne et empêchent les médecins français d’avoir accès aux dossiers médicaux des patients français. Ou lorsqu’ils attaquent l’agence européenne du médicament au moment où elle doit statuer sur les vaccins en pleine pandémie. Ou lorsque les milices Wagner ciblent nos soldats au Mali.
Vladimir Poutine ne s’arrêtera pas à l’Ukraine si nous ne l’arrêtons pas. Il ira en Lettonie ou en Pologne et alors les conséquences seront cataclysmiques pour les citoyens français. Pourquoi une partie de la gauche, la vôtre, a-t-elle tant de mal à prendre la mesure de la menace qui pèse sur nous?
Allons plus loin: en vous lisant, j’ai l’impression que l’ouvrier ukrainien est destiné à prendre la place du « plombier polonais » d’hier. On sent poindre la défense de « nos » travailleurs contre les « leurs ». Là apparaît peut-être notre différence la plus fondamentale: vous concevez les luttes sociales et politiques dans un cadre purement national alors qu’il est nécessaire selon moi de les mener, aussi, à l’échelle continentale.
C’est le sens de la grande bataille que nous avons lancée avec Paul Magnette et Aurore Lalucq: une Initiative citoyenne européenne (ICE) pour la création d’un impôt sur les grandes fortunes européennes. Nous ne nous contentons pas de demander le rétablissement de l’ISF en France, nous luttons avec des Belges, des Allemands ou des Italiens contre la sécession fiscale des ultra-riches, pour qu’ils contribuent enfin à la construction européenne, qu’elle leur en coûte comme elle en a coûté à d’autres, qu’ils manifestent ainsi leur attachement à une communauté de « valeurs » qu’ils sont souvent si prompts à célébrer dans les mots tout en la déchirant dans les faits.
Cette initiative – qui a déjà mobilisé 100 000 citoyens européens et doit atteindre 1 million de signataires pour que la Commission doive la prendre en compte – participe à la construction d’un nouveau rapport de forces politique et social à l’échelle européenne, un rapport de forces qui peut déboucher sur des mécanismes de redistribution et la conquête de nouveaux droits en faveur des travailleurs européens.
Je n’ai pas plus de sympathie que vous pour des politiques européennes qui ont mis en concurrence les travailleurs européens, ouvert les vannes à la Chine et conduit à tant de friches industrielles, de vies brisées et de pauvreté. Je les combats pied à pied.
Je me souviens encore d’un vieux numéro de Fakir qui titrait je crois « Douanier un métier d’avenir ». La question aujourd’hui, c’est de savoir où nous placerons ces douanes. Aux frontières de la nation ou de l’Union? Beaucoup de choses dépendent de notre réponse à cette question pour la suite. Je suis convaincu pour ma part que seule l’échelle européenne est suffisamment grande pour nous permettre de reprendre la main. Et vous?
Je ne suis pas euronaïf. Je connais la puissance des lobbies qui s’opposent à Bruxelles à toute bifurcation, je me suis heurté à eux pendant tout mon mandat. Prenons l’exemple de l’instrument commercial de bannissement des produits de l’esclavage pour lequel je me bats depuis 2020. Une coalition d’intérêts privés a tout fait pour le bloquer et continue à le faire au moment où je vous écris, malgré notre victoire au Parlement. Comment? En actionnant les Etats nations alors que la Commission leur a résisté. Les lobbies existent tout autant à Paris, Berlin ou Rome qu’à Bruxelles.
Cela devient encore plus clair si l’on se penche sur la directive portée par le Commissaire social-démocrate Nicolas Schmitt sur les droits des travailleurs des plateformes numériques comme Uber ou Deliveroo. Qui bloque ce texte conférant le statut de salariés à des millions de travailleurs aujourd’hui sans droit ni protection? La France d’Emmanuel Macron.
Comme sur le devoir de vigilance des entreprises quand les représentants de notre pays se battent pour en exempter le secteur financier, la nation est soudainement moins sociale que l’Union.
L’Europe n’est pas consubstantiellement néolibérale et la France par essence protectrice: elles sont ce que nous en faisons.
Par ailleurs, vous savez bien, cher François Ruffin, que le libre-échange généralisé, le capitalisme mondialisé ne sont pas des phénomènes strictement européens. De ce point de vue, l’Europe a accompagné les États-Unis et les grandes institutions internationales. D’ailleurs, vous semblez l’oublier dans votre lettre, les grandes industries françaises ont bien davantage délocalisé en Chine qu’en Pologne ou en Slovaquie. Mais précisément, ce qui s’ouvre en ce moment, c’est la fin de cette ère.
Je sais qu’à chaque élection, certains font ce que vous appelez le « coup » de « L’Europe sociale ». Mais habituellement, c’est une antienne qui repose sur le seul volontarisme des politiques – qui restent plus ou moins volontaires une fois élus. Cette fois, ce sont les grands mouvements historiques qui nous poussent et qui nous portent.
Le désengagement américain, la menace russe, l’agenda chinois, la fin du cycle néolibéral dont vous parlez vous-même souvent, et surtout le changement climatique: l’Europe, toute libérale-conservatrice qu’elle soit, a déjà dû amorcer un tournant. Transformons-le en bascule.
De la mutualisation des dettes à la mise en place d’un mécanisme de réassurance chômage en passant par de nombreux instruments commerciaux d’inspiration protectionniste: c’est davantage en trois ans, et avec une domination de la droite sur les institutions européennes, qu’en plusieurs décennies. Des brèches se sont ouvertes, il nous faut nous y engouffrer.
Tout le contexte historique que vous décrivez comme un kairos au niveau national a son pendant européen: venir paresseusement me dire que je veux « refaire le coup de l’Europe sociale » n’est pas à la hauteur du moment que nous traversons.
Cette élection offre la possibilité d’un grand chambardement. Une victoire de la gauche au Parlement Européen ne fera évidemment pas tout, mais elle peut marquer le début d’un nouveau cycle politique d’ensemble. Vous le dites souvent, l’alternative des décennies qui viennent c’est « socialisme ou barbarie ». C’est aussi vrai à l’échelle européenne.
Le monde a aujourd’hui deux pôles d’attraction : l’un qui exalte la liberté individuelle sans aucune régulation avec ce qu’il en découle d’insécurité personnelle et de misère matérielle ; l’autre qui restreint la liberté individuelle sans aucune retenue avec ce qu’il en découle également d’insécurité personnelle et de misère morale.
Une opportunité se présente de faire que l’Europe devienne enfin cette « troisième force internationale » dont parlait Blum en 1948 et qui sera « composée de nations qui veulent à la fois la liberté personnelle et l’économie collective, la démocratie et la justice sociale ». Voilà une belle définition de cette sociale-démocratie dont vous vous revendiquiez il n’y a pas si longtemps en couverture de l’Obs. Et une belle définition du projet européen que je porte.
Je conclus sans m’attarder sur votre petite envolée contre mes propos sur le « risque à prendre de l’impopularité » faisant comme si je parlais de la réforme des retraites ou de je ne sais quel texte brutalisant les plus faibles, alors que je disais prendre ce risque concernant le sauvetage des exilés qui se noient en Méditerranée.
Le coût de l’impopularité, je l’assumais donc pour les plus faibles parmi les plus faibles – et je me demande, quand vous m’en faîtes reproche, qui se trouve vraiment du côté des forts ? Je n’oserais croire que c’est cette position que vous associez à une guerre faite au peuple.
Je m’arrête là. Non sans vous faire une dernière demande. Si notre dialogue continue – ce que je souhaite – pourriez-vous éviter à l’avenir de tomber dans le fantasme ou la caricature ? Lorsque j’ai quitté Paris, ce n’était pas pour Berlin ou New-York, mais pour les charniers du Rwanda après le génocide des Tutsi, la ligne de front en Géorgie ou la révolution en Ukraine.
J’ai pris d’autres chemins que les vôtres, mais je ne suis pas sûr d’avoir croisé moins d’injustices. Ma parole et ma vision du monde ne se sont pas forgées à Davos ou Washington, mais dans des lieux dont je ne sais si vous pouvez soupçonner la désolation.
J’ai vu les injustices de la tyrannie et de la guerre, la misère sociale la plus crue et la violence politique la plus abjecte. J’ai appris, en perdant des amis ou en déterrant des cadavres, ce qu’ignorent les démocrates de confort ou d’habitude qui président aux destinées de nos nations: le caractère à la fois intrinsèquement fragile et absolument inestimable de la démocratie.
Je porte depuis en moi l’impératif catégorique de la faire vivre, de la défendre, de la cultiver. Une quête démocratique qui nous rassemble parfois et nous sépare aussi. Et qui passe par la discussion publique, franche et approfondie.
Il ne me reste plus, cher François, qu’à vous remercier, une fois encore, d’avoir, comme vous l’écrivez, « démarré cet échange ».
Bien à vous,
Raphaël Glucksmann.